Isolde Cambournac, docteure en théologie de l’Université de Fribourg, explore dans son ouvrage « Heureux comme Dieu ! » la notion de bonheur selon saint Thomas d'Aquin. Son livre, publié chez Desclée de Brouwer, rend accessible à tous les enseignements de saint Thomas d'Aquin sur le bonheur, offrant des clés de discernement pour distinguer les faux bonheurs du vrai, et guidant avec sérieux et légèreté sur le chemin de la béatitude. Un ouvrage qu’on ne peut que recommander ! Elle propose par ailleurs des analyses et des réflexions thomistes sur sa chaîne YouTube.
Pourquoi avoir écrit un livre sur le bonheur ?
J’ai été invitée par mon éditeur à écrire un livre grand public sur saint Thomas d’Aquin à l’occasion de son jubilé. La pensée de l’Aquinate est si vaste qu’il fallait cibler un thème en particulier. Le thème du bonheur a été une évidence pour plusieurs raisons : tout d’abord le bonheur est le premier sujet dont parle saint Thomas dans la Somme de théologie lorsqu’il traite du retour de l’homme vers Dieu, ensuite tout le monde veut être heureux, le bonheur est notre fin, ce pour quoi nous sommes faits. Parler du bonheur, c’est commencer par la fin. Cette fin est présente dans notre intention, même de manière inconsciente, et donne raison à tous nos actes.
Le titre du livre – dont tout le mérite revient à l’éditeur – est « Heureux comme Dieu ! ». On imagine rarement Dieu heureux et pourtant c’est vrai. Dieu est suprêmement heureux et il veut nous faire participer à son bonheur. C’est en quelque sorte la base du message chrétien.
Pourquoi la quête du bonheur est-elle à la fois fondamentale et d’une brûlante actualité ?
La quête du bonheur est fondamentale parce qu’elle nous habite tous. On ne peut pas vouloir ne pas être heureux, explique saint Thomas. Nous n’avons pas le choix. C’est la seule chose pour laquelle nous sommes déterminés.
En revanche, nous avons le choix de chercher le bonheur dans telle chose ou telle autre. Saint Thomas passe au crible toutes les biens dans lesquels nous avons tendance à chercher le bonheur : les richesses, les honneurs, le pouvoir, etc. Il montre que beaucoup de biens peuvent nous procurer du bonheur, mais que ces bonheurs sont toujours limités. Seul le bien ultime, Dieu, peut nous procurer un bonheur capable de nous combler totalement et dans la durée. Dieu seul peut combler la volonté de l’homme.
Il nous arrive souvent de chercher notre bonheur ultime dans des biens limités. On peut se rendre compte à 40 ans que cette carrière dont on a toujours rêvé et qu’on a fini par obtenir ne nous rend finalement pas heureux comme nous l’espérions. La désillusion peut conduire au désespoir. Il semble qu’une société qui vit sans Dieu finit par perdre espoir dans le bonheur.
Pourriez-vous rappeler la distinction que vous faites entre bonheur et béatitude ?
Le bonheur n’est pas un état, c’est un acte. C’est l’acte de saisir un bien que l’on aime et que l’on a désiré auparavant. Le bonheur s’accompagne nécessairement d’une joie. Pour prendre un exemple très terre à terre, le bonheur c’est de pouvoir déguster ce Burger qui m’a tant fait saliver auparavant.
La béatitude est le bonheur le plus grand que l’on puisse connaître. Cela implique que le bien que je saisis est le bien ultime, le bien le plus grand : c’est Dieu lui-même. Je « saisis » Dieu en le contemplant, en le voyant face à face. La béatitude n’est autre que la vision de Dieu. Cette vision nous procure une très grande joie.
Quelles sont les caractéristiques du véritable bonheur ?
Le véritable bonheur est un bonheur qui comble totalement et dans la durée. Il ne s’accompagne d’aucune contrainte. Nous avons tous l’expérience de « petits bonheurs » qui passent. Lorsque j’ai très soif, boire un verre d’eau est un petit bonheur. Si je continue à boire alors que je n’ai plus soif, il est probable que mon bonheur se transforme en supplice.
Dieu est le seul bien qui comble vraiment, qui peut être saisi dans la durée et sans contrainte. Tant que nous vivons sur terre, nous ne pouvons pas contempler Dieu sans interruption. Nous sommes sans cesse rappelés aux nécessités de la vie. Au Ciel, nous pourrons contempler Dieu éternellement et jamais nous nous en lasserons.
Vous distinguez vie active et vie contemplative. Dans quelle mesure participent-elles à notre quête du bonheur ?
La vie contemplative se caractérise par la contemplation de la vérité. Selon saint Thomas d’Aquin, le bonheur ultime est un acte de contemplation : voir Dieu. La vie contemplative est comme un avant-goût de la contemplation du Ciel. Contempler n’importe quelle vérité ou même un paysage nous fait goûter d’une certaine manière à ce que peut être la vision de Dieu.
La vie active, quant à elle, se caractérise par les actions extérieures. Elle peut aussi nous rendre heureux, explique saint Thomas, mais pas autant que la vie contemplative. Elle nous donne de faire le bien et de devenir meilleurs. Elle nous fait ainsi grandir en vertu. La vertu elle-même nous dispose à désirer le bien véritable et nous conduit à sa manière au bonheur de la contemplation.
Vous expliquez que la volonté droite nous porte vers la fin parfaite. Comment cette disposition de la volonté diffère-t-elle de l’« instinct » propre aux créatures inférieures, et qu'est-ce que cette distinction nous apprend pour le bonheur humain ?
L’instinct guide les animaux de l’intérieur vers ce qui est bon pour eux. Comme être rationnels, il nous revient de chercher et de trouver par nous-mêmes ce qui est bon pour nous. Certains dirons que c’est dommage, d’autres diront que c’est un privilège.
Il nous faut chercher le vrai bien qui sera capable de nous combler. Notre intellect nous donne de connaître ce bien et notre volonté de l’aimer et de le choisir. Une volonté droite nous fait choisir non seulement un vrai bien (et pas un mal qui ressemble à un bien), mais elle nous porte en plus vers le bien le plus grand.
Vous affirmez que « Tant que nous pouvons être vertueux, nous pouvons être heureux de cette béatitude » imparfaite. En quoi la vertu est-elle nécessaire à l'obtention d’un certain bonheur sur Terre ?
La vertu nous dispose à désirer le vrai bonheur. Elle nous donne le goût de ce qui est vraiment bon pour nous. Elle nous écarte naturellement des faux biens, et nous donne un goût plus limité pour des biens incapables de nous combler.
Mettons en perspective la notion de bonheur avec les avancées des IA. Nous cherchons à savoir dans quelle mesure l'IA peut nous aider ou nous empêcher d'être heureux.
Dans quelle mesure l'IA peut-elle nous aider à être heureux ?
L’IA est un outil fascinant. Elle peut faire le travail à notre place et peut même atteindre un niveau jamais atteint par l’homme jusque-là. C’est un progrès indéniable. De la même manière que les tracteurs ont remplacé le travail de nombreux ouvriers agricoles et ont pu même faire mieux qu’eux.
Il est certain que ces outils nous aident à être heureux, sans quoi nous ne mettrions pas autant d’énergie à les développer. En revanche, le bonheur ultime ne se trouve pas là. Je suis convaincue que l’homme assis sur son transat à contempler l’IA faire le travail à sa place ne serait pas comblé. Peut-être serait-il comblé les premiers jours, mais il éprouverait ensuite un manque et chercherait encore ce qui pourrait le combler.
Vous dites que nous pouvons obtenir la béatitude imparfaite d'une créature « dans la mesure où celle-ci nous aide à être vertueux ». N'y a-t-il pas un risque de se reposer excessivement sur l'IA pour réaliser des tâches qui, jusqu'ici, étaient autant d'occasions d'agir vertueusement ?
L’IA n’a pas été conçue pour se substituer aux hommes. Tant qu’il y aura des hommes, il y aura des actes guidés par la raison et donc des actes vertueux. L’IA en revanche ne posera jamais un acte vertueux. Il faut être un être rationnel pour poser un acte vertueux, c’est-à-dire un être doté d’un intellect et d’une volonté, capable de connaître le bien, de l’aimer et de le choisir. Même si l’IA fait le travail à notre place, nous continuerons à poser des actes humains tant que nous vivrons. Nous aurons toujours des occasions d’agir vertueusement.
Que répondriez-vous à certains transhumanistes qui espèrent trouver leur bonheur dans une IA qui les dépasserait cognitivement ?
Il est fort probable qu’ils découvrent après coup que même en ayant atteint cela, ils ne sont toujours pas comblés et que quelque chose leur manque encore. Tout dépend une fois de plus en quel bien on espère trouver le bonheur ultime. Si ce bien n’est pas le bien ultime on sera nécessairement déçu. Une IA capable de dépasser les limites cognitives humaines nous fera certainement découvrir des choses extraordinaires, mais elle restera un bien limité, incapable de nous combler.
Et quel serait le but suivant ? En vue de quoi avoir une capacité cognitive surpuissante ? Cela ne veut pas dire que ce serait une mauvaise chose, mais simplement que ce n’est pas ce que nous désirons par-dessus tout. D’une certaine manière ce n’est pas assez ambitieux. Désirer voir Dieu est l’ambition ultime, la seule capable de nous combler totalement.
Pensez-vous que nous devrions fixer des limites au développement de l’IA afin de ne pas perdre de vue le bonheur que nous sommes censés chercher ?
Ceux qui cherchent leur bonheur dans l’IA seront nécessairement déçus, quel que soit le développement de cette IA. Il nous revient donc de faire la part des choses : « Rendons à l’IA ce qui est à l’IA et à Dieu ce qui est à Dieu ».
L’IA pourrait être une menace si elle vient à nous empêcher de connaître et d’aimer Dieu. Il me semble cependant que cela est impossible. Elle pourrait éventuellement nous distraire, mais rien de plus. Connaître et aimer Dieu est une chose tellement intime que je ne crois pas que l’IA puisse nous en empêcher.
Auriez-vous quelques conseils pour garder un usage de l’IA qui ne soit pas en contradiction avec notre quête du bonheur ?
Il me semble qu’il suffit de se rappeler que l’IA est un bien limité, qui ne pourra jamais nous combler. Si jamais on venait à l’oublier, je ne doute pas que l’expérience se chargerait de nous le rappeler.